Il était une fois en Anatolie

Réalisateur
Acteurs
Pays
Genre
Drame
Durée
150
Titre Original
Bir Zamanlar Anadolu'da
Notre score
5
Il était une fois en Anatolie

Au cœur des steppes d’Anatolie, un meurtrier tente de guider une équipe de policiers vers l’endroit où il a enterré le corps de sa victime.

Au cours de ce périple, une série d’indices sur ce qui s’est vraiment passé fait progressivement surface…


Grand Prix – Festival de Cannes 2011

 

 



 


 

L’avis d’Emmanuelle Costet  (du Aye Aye Film Festival) :

 



Autopsie d’un crime d’état ?


 

Comment commence ce film ?

Par une scène, que tout d’abord on est empêché de voir : la mise au point n’est pas faite sur la scène, mais sur la vitre, l’écran qui nous en sépare…


De quelle nature pourrait-il être, cet écran ?

Toute la question, peut-être, est là : ce film, d’emblée, pose la question de la non-visibilité d’un événement.

 

Ce « brouillage » dure plusieurs longues secondes, puis soudain la caméra franchit la barrière de la vitre, franchit la distance qui nous sépare de la scène qui d’autant plus, alors, excite notre curiosité.

La mise au point se fait pour que nous découvrions la scène : trois hommes palabrent autour d’un tonneau, rient et trinquent… On consomme de l’alcool… Une sorte de raki sans doute…

Puis l’homme qu’on ne voyait que de dos se retourne, s’approche, colle son visage à la vitre. On le voit alors nettement -et c’est lui qui scrute l’extérieur, face caméra, face à nous : la victime -nous le saurons plus tard- la victime nous regarde !


Nous demande-t-elle des comptes ?

Nous demanderait-elle justice ?

Mais pour l’instant, nous n’en savons rien. Nous ne nous doutons de rien.

 

 

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Avec la caméra qui recule, nous découvrons le théâtre de l’action: un garage, avec son bazar ordinaire… un garage dont les lumières jaunes luisent dans l’obscurité. Puis, sans transition, nous nous retrouvons sur les routes cahoteuses des montagnes d’Anatolie, avec trois voitures qui se suivent, leurs feux jaunes brillant dans la nuit noire…

Là, précisons que chaque plan est composé avec un œil d’artiste, précisons que les couleurs, les lumières et les cadrages sont à chaque plan l’objet d’un soin et d’une mise en scène impeccables.

Pas d’affèteries ou rien qui « fasse joli ». Juste une évidente et superbe logique austère et toujours juste, pour régler le lent et minutieux déroulement de l’action. Le film adopte le ton de son sujet : la recherche d’un corps, la reconstitution d’un crime, l’autopsie d’un corps et peut-être au final, si c’était possible, y aurait-il autopsie du crime lui-même !


Mais cette tâche est-elle à la mesure des protagonistes concernés ?

Il semblerait que non.

 

 

 

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Mais n’allons pas trop vite ; avant d’en arriver là, que se sera-t-il passé d’important?

L’homme que l’on sort du véhicule à chaque arrêt requiert malgré tout certains égards, car, s’il est là pour mener une cohorte d’enquêteurs au corps qu’il a enterré quelque part dans la montagne, on ne maltraite pas un criminel, même s’il a avoué, dans une société de droit…

Mais face à son regard acéré, ses bégaiements ou réponses monosyllabiques, et ses hésitations à retrouver les lieux, c’est plutôt la personnalité de chacun des acteurs – non plus du drame, mais de la dramaturgie du film- qui sera passée au scalpel de la caméra de Nuri Bilge Ceylan.

 


En effet, que ce soit au cours de conversations anodines sur les produits que l’on trouve sur le marché ou dans le cœur de l’action (retrouver au fil des heures de la nuit le lieu où la victime gisait ou encore au cours d’un repas chez le maire d’un village), la caméra scrute les visages et devine les fonctions, les caractères, sonde jusqu’aux sentiments intimes des protagonistes : factotum, chauffeur, gendarmes, policiers, commissaire, docteur, et jusqu’au procureur: c’est comme si toute la société turque passait un examen, un interrogatoire… était autopsiée en fait !

Les fonctions sont distinctes, la hiérarchie respectée -tout juste quelques entorses aux usages lorsque le procureur éloigne le commissaire du lieu de l’enquête- celui-ci manquant trop visiblement d’emprise sur ses nerfs, et de la dignité requise dans ces circonstances.

 

 

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Le seul rapprochement vraiment intime se fait entre pairs ; les confidences entre le procureur et le docteur seront tout sauf anodines : elles auront pour résultat d’ébranler la sérénité du procureur, qui, on le comprend peu à peu, s’était persuadé que la « mort annoncée » de sa femme pouvait se passer d’explications. Comme le lui assène le docteur  (et il ne s’en remettra pas!) : « on ne meurt pas seulement parce qu’on l’a décrété »! En l’occurrence, si cette « femme sublime » est morte, c’est qu’elle s’est donné la mort, et si elle l’a fait, c’est qu’elle ne pouvait survivre à la trahison amoureuse de son « Clark Gable » de mari, voire même qu’elle a voulu par ce suicide le punir ; « les femmes, le plus souvent, sont cruelles », nous dit-on alors…

 

C’est alors que ces allégations sur la « cruauté » des femmes ne manquent pas de faire écho pour nous à d’autres propos tenus par un autre protagoniste du film : le commissaire, quand il se lamente sur « l’inhumanité » des criminels qu’il a croisé tout au long de sa carrière, conclusions sur la nature humaine qui semblent devoir le faire « craquer »…

La société turque serait-elle, elle aussi, au bord de craquer, face à des dirigeants qui ne veulent rien reconnaître des « cruautés », et des « actes inhumains » du passé?

 


C’est bien ce que semblerait indiquer le réalisateur quand il montre dans un éclair de seconde le  visage décomposé de terreur du docteur, soudain confronté, par la lueur d’un éclair d’orage, au  visage hiératique d’une énigmatique sculpture de pierre émergeant de la nuit… figure du  Commandeur ne manquant pas d’évoquer d’innombrables fantômes… ceux qui dans ces contrées sont morts sans sépulture ?

Ce n’est pas la première fois que Ceylan confronte son spectateur à des œuvres monumentales du passé : souvenons-nous des ruines d’un temple grec dans Les Climats, ainsi que de la fantastique cité, même pas nommée, aperçue quelques secondes dans son magnifique écrin de montagnes enneigées…

 

 

 

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De quoi viennent nous parler ces traces, en Anatolie, de civilisations non ottomanes, sinon de peuples différents qui ne sont plus, de la trace d’autres cultures, de morts et de fantômes ?

Mais toute la société n’est pas prête à craquer : il y a bien des hommes, encore, pour tenir debout, par leurs nerfs d’acier, l’édifice de la société…

Ainsi le personnage du Docteur, que la mise en scène de Ceylan finit par distinguer, si sensible apparemment par ailleurs, est prêt au final à écarter, au prix d’une trahison déontologique, d’un mensonge pur et simple, le surgissement de la vérité. Lui est-il insupportable d’avoir à reconnaître un crime « inhumain » (enterrer un homme vivant) ou y aurait-il une raison morale à son rapport officiel (préserver l’enfant de la victime, atténuer le crime du suspect) ? Toujours est-il qu’il cautionne une version erronée des faits, et qu’il fait mentir l’autopsie…


Et tout aussi abruptement, se clôt le film sur un fondu au noir…

Rideau sur la vérité !

 


 

On ne saurait être plus éloquent, ni plus inventif de métaphores et d’effets stylistiques que Nuri  Bilge Ceylan l’est dans ce dernier opus, pour se rapprocher d’un sujet-tabou dans son pays !

Il suffit de se mettre à l’écoute de ce que disent à la lettre nombre de protagonistes du film : leur problème est bien, à plusieurs reprises: « que faire des morts ? » (le maire du village), « que faire du corps ? » (le gendarme qui a oublié la housse plastique), ou bien « comment obtenir l’argent pour restaurer le mur du cimetière ? », « comment avoir un lieu convenable pour honorer les morts ? »

Ce n’est certainement pas pour rien que deux personnages, dans deux situations fort différentes, font tout un développement pour expliquer qu’il manque à la population une morgue correcte.

 

 

 

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Si Ceylan n’a pas eu la volonté expresse de traiter ce thème, alors il donne clairement l’impression inverse! Et le texte inconscient de ce scénario et de ces dialogues résonne à mon oreille avec une force singulière…

Le titre du film, d’ailleurs, auquel on est confronté d’emblée, est loin d’évoquer le champ bien balisé de l’enquête policière, du film de genre! N’indique-t-il pas, tout au contraire, un événement qui revient vers nous du passé, porté par une tradition orale?

L’expression « Il était une fois… » désigne habituellement le champ du conte, ou tout du moins d’un récit qui nous serait parvenu d’un lointain passé, sans qu’on puisse bien s’assurer de sa part de vérité ou de légende ; comme ces évènements tragiques et cruels qui frappèrent un peuple dans ces contrées, et dont nous reviennent des échos, portés par les voix des seuls qui ont quelque légitimité à témoigner : les très vieilles personnes…

 

 


Au final, si le réalisateur avait voulu, par la grâce seule de sa mise en scène et de ses trouvailles métaphoriques, évoquer de biais le grand sujet qui fâche en Turquie (la négation du génocide arménien), il ne s’y serait, me semble-t-il, pas pris autrement…

 

 


Il était une fois en Anatolie
5
  1. Je suis heureux de trouver ici confirmation (ou du moins partage) d’une intuition qui m’est venue, au sujet de ce film, à la lecture du livre récent de « La Turquie et le fantôme arménien » (Actes sud)

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