Seongcheul est un homme de parole, mais son bracelet électronique à la cheville lui rappelle ce qu’il est en réalité. Il veut devenir un autre homme. Il lutte contre ses démons intérieurs en menant une vie dure comme simple manœuvre dans le bâtiment, vivant dans l’appartement en ruine d’une barre d’immeubles, et allant constamment voir son psychiatre. Pourtant, la fragilité de son équilibre est mise à l’épreuve lorsqu’il perd son emploi de chantier et se voit forcé de travailler comme chauffeur de taxi. Il doit vraiment tester son désir de vivre comme membre de la société.
Kim est pour sa part un homme brisé. Il traverse les événements de la vie jusqu’au jour où il rencontre Seongcheul par hasard…
Film en Compétition au 16ème FICA de Vesoul
L’avis d’Alex :
N’y allons pas par quatre chemins, ANIMAL TOWN est un film d’une noirceur infinie, dont on ressort quelque peu déprimé…
Jeon Kyu-hwan, pour son second volet de sa trilogie sur la Ville après Mozart Town (et en attendant Dance Town qui vient d’être achevé), brasse en effet des sujets on ne peut plus épineux : pédophilie, troubles sexuels, violence morale et physique. Tout cela est montré de manière frontale, excepté (fort heureusement !!!) ce qui concerne les agressions sur des enfants…
Ce qui nous donne droit dès le début à des images très crues où Seongcheul tente en vain d’avoir des rapports intimes avec une dame, la caméra ne cachant aucun détail de leur anatomie. Il ne s’agit en aucun cas de jouer les puritains, mais la relation présentée est tout sauf « joyeuse » ou bien « excitante », bref il ne s’agit pas ici d’érotisme mais de pathologie sexuelle.
Et cette impression de malaise permanent est amplifiée par l’approche quasi-documentaire du cinéaste.
Le personnage de Kim, figure au regard vide, semble lui déconnecté du monde réel, et l’on suit en parallèle son destin avec celui de Seongcheul sans trop bien comprendre ce qui va les lier…
L’histoire est donc émaillée de mystères qui vont déboucher sur une toute fin inattendue, sujette à différentes interprétations, et qui détonne du reste du long-métrage par un ultime plan presque « fantastique »…
De toute façon, le message du film est absolument sans espoir envers ses protagonistes et montre la manière dont la ville broie ses habitants comme « elle a détruit la vie des animaux » pour reprendre les propres mots du réalisateur afin d’expliquer la vision d’un sanglier renversé par une voiture.
Maintenant, à vous de voir si vous avez envie de plonger dans cet enfer dénué de lumière…
L’avis d’Emmanuelle Costet (du Aye Aye Film Festival) :
« Un cycle mortel »…
Une impression de force et de « pureté » émane de ce deuxième long-métrage coréen de JEON Kyu-hwan, ANIMAL TOWN, pourtant tourné dans des décors et des lieux souvent laids, à la limite de ce que les mégapoles contemporaines produisent de plus sinistre comme conditions de vie pour l’être humain :
Entre les barres de béton verticales, les périphériques bruyants et poussiéreux, les parkings sous-terrain au petit matin et les dépotoirs sordides…
Entre les chantiers abandonnés et les ruelles encombrées de signes de la société de consommation, à son degré zéro de séduction marchande…
Les personnages, de même, sont peu « séduisants » de prime abord : un ouvrier travaillant à la journée sur un chantier menacé de s’arrêter pour cause de crise, le patron d’une petite entreprise d’imprimerie menant en automate une vie bien réglée, et une petite fille survivant en ramassant cartons et canettes dans la rue…
La photographie est nette et étincelante : la lumière est crue pour éclairer les décombres d’une société où l’on a l’impression que l’homme survit plutôt qu’il ne vit !
Aucune musique ne vient faire diversion ou appuyer les émotions : le réalisateur privilégie un certain naturalisme, et la prise de son directe, centrée sur les bruits concrets de l’activité citadine, signe d’une esthétique « hyperréaliste ».
Les phénomènes de société contemporains, licenciement, chômage et précarité sont regardés en face : Oh Seongcheul ne perçoit pas la totalité du salaire qui lui est dû; Kim Hyeongdo, lui, doit licencier un de ses deux ouvriers.
De nombreuses scènes sont tournées dehors : c’est l’omniprésence de la ville, des artères bruyantes, de la circulation, qui l’emportent sur les images d’intérieurs. Le refuge que pourrait constituer un appartement existe à peine : précarité extrême pour Seongcheul, puisque son logement, sans eau courante et sans chauffage, est menacé d’une démolition imminente. Foyer inhospitalier pour Kim puisqu’on comprendra progressivement pourquoi son existence semble être celle d’un fantôme…
La solitude des individus, au cœur de la grande ville, est totale; et l’alcool est considéré comme un remède banal et normalisé pour la supporter, comme le laissent supposer les propos du médecin qui reçoit Seongcheul, et le « directeur spirituel » de Kim… les personnes-mêmes qui seraient supposées avoir d’autres remèdes ou consolations à apporter!!
La solitude affective et les relations sexuelles tarifées sont le lot des deux protagonistes masculins, comme on le découvrira plus ou moins brutalement, ou progressivement, selon qu’il s’agisse de l’agresseur ou de la victime…
Quant à l’assistante sociale, qui vient surtout recueillir auprès de la petite Cha Eun la signature qui justifiera de son « travail », elle se contente de lui prodiguer de belles paroles, moralisatrices et bien-pensantes, qui n’auront aucun impact sur l’existence misérable de la petite fille!
Enfin, c’est un squat d’adolescents drogués, que Seongcheul nous découvrira à la dérobée, au cours d’une exploration de son immeuble, qui donnera la touche finale au tableau de cet Animal town : pas besoin d’en montrer beaucoup plus…
Mais toute la force et toute l’émotion naissent de « l’attachement » qui lie peu à peu le spectateur à ces personnages, que la caméra scrute comme si elle voulait les « radiographier », et surtout aller au delà du masque d’impassible politesse, que semble imposer si fort cette société coréenne.
Les cadrages privilégiés par Jeon Kyu-hwan dénotent un parti-pris de filmer en plans très serrés sur les protagonistes. On a très peu de recul – presque jamais de plans larges – le spectateur est poussé à beaucoup imaginer le contexte spatial, à deviner ce qui se trame dans ces décors très resserrés. Cela donne à la fois une impression de tension et d’énigme, de situations à décoder, d’autant que le montage morcèle l’action entre plusieurs situations qui s’entrecroisent en permanence.
On est à la fois poussé à s’identifier plus fortement aux personnages, mais aussi à une empathie au sens fort: on est amené à souffrir avec eux, eussent-ils un comportement abject ou criminel… ce qui est le cas !
De plus, ce traitement spatial des personnages nous rend leur enfermement psychique plus tangible : c’est l’absence de paroles libératrices qui les voue à leur destin tragique.
Le deuil, la consolation, et la possibilité du pardon leur sont refusés. Ils sont voués à l’enfermement : aux hallucinations pour l’un, et à la répétition du crime pour l’autre!
La lumière et les couleurs, elles aussi, sont l’objet d’un traitement particulier : il règne une lumière glauque d’aquarium dans toute la partie où l’on accompagne les agissements et déambulations de Kim à l’intérieur de l’église chrétienne qu’il fréquente, dans la salle de billard, et finalement enfermé dans les toilettes où il fume…
Impression d’aquarium soulignée peut-être par l’image des poissons en gros plan, offerts comme pour s’en débarrasser par un collègue, et dont il se sépare à son tour en les jetant dans un caniveau !
Enfin, le traitement des protagonistes, souvent filmés derrière les vitres teintées des voitures, renforce encore une certaine sensation d’enfermement ou d’étouffement …
Comment, dans un tel contexte et sans jamais tomber dans le misérabilisme, le réalisateur parvient-il à faire naître en nous des sentiments tels que pitié, compassion, anéantissement, mais espoir aussi ?
En effet, malgré la noirceur de certaines scènes, le thème de la rédemption, ou tout du moins de la recherche de purification, est bien présent dans le film, symbolisé par l’omniprésence de l’eau.
Eau des bouteilles, de la fontaine, des ablutions du « héros », eau dans laquelle, dès la première scène, il lave son visage de la poussière du chantier…
Eau des larmes aussi, qui coulent sur le visage de celui qui vient de récidiver, et de retomber dans le gouffre du crime compulsif…
Eau encore, qui, avalée goulument, aide à avaler les calmants…
Mais en vis-à-vis de ce thème lustral qui amène à l’idée de purification, sinon de pardon, qui s’avère impossible, c’est, classiquement, le motif de l’écoulement du sang qui dira la souffrance des individus.
L’urine par contre, qui s’écoule trois fois en gros plan, dans l’urinoir, dans la rue, et lors de la scène du suicide, achève de sceller le sort des personnes dans leur condition animale.
Car c’est peut-être cela qu’évoque ce titre formidablement parlant ?
Au-delà du thème de l’irruption de la bestialité, métaphorisée par le sanglier déboulant dans la ville et semant la panique entre les voitures, au delà du surgissement des pulsions criminelles chez Seongcheul (malgré les cachets absorbés compulsivement, trop tard, et de toutes façons en vain !), c’est de la condition qui est faite aux humains dans la ville dont nous parle Jeon Kyu-hwan !
Les êtres humains, dans cette « ville animale », sont comme ces poissons jetés sur le bas-côté: ils s’asphyxient, ils s’étiolent… Privés de leur environnement naturel, ils voient disparaître leur humanité-même !