Lors de la dernière Edition du Festival International des Cinémas d’Asie de Vesoul (70), nous avons pu interviewer Pascal Truchet, Professeur de lettres du Lycée Edouard Belin, présent pour présenter un film réalisé avec une classe de seconde. Ce court-métrage, WIP (Work In Progress) s’axe autour du travail de la réalisatrice Jocelyne Saab qui les a aidés à mener à bien ce projet.
CINEALLIANCE : Pascal Truchet, bonjour et bravo tout d’abord pour ce projet WIP (Work In Progress) que nous venons de découvrir. Comment t’es venue l’idée de ce film ?
Pascal Truchet : Au départ, l’intention était d’étudier la filmographie de Jocelyne Saab avec mes élèves pendant une année. Elle fait un cinéma qui est engagé, des films qu’ils n’ont pas l’habitude de voir avec des perspectives historiques très importantes. Il y avait donc des enjeux important, mais le but n’était pas de faire un documentaire. Le but premier était de la rencontrer, d’établir des contacts, sachant que c’est quelqu’un de très occupé. Je ne savais pas trop jusqu’où ça irait, et Jocelyne est quelqu’un qui donne énormément et qui veut toujours aller plus loin en fait. Donc au lieu de passer 3heures avec les élèves en février, elle a voulu passer 3 jours ! A la suite de ces 3 jours, elle a tenu à revenir encore à ma grande surprise parce que des liens s’étaient créés. Et c’est grâce au Festival qu’elle a pu revenir. Elle était sur Beyrouth à l’époque, et elle a pu revenir en juin. Et juste avant sa venue, elle m’a dit : « Mais si on les faisait tourner ?? Apres une année d’étude, est-ce que ce ne serait pas bien de les faire devenir techniciens à leur tour ?? » Et c’est là que l’idée à germée. Et c’est pendant les 3 jours de sa venue en juin que le WIP est né ! Elle est partie du ressenti des élèves, elle n’a absolument rien imposé du tout, elle leur a demandé ce qu’ils voulaient faire. Savoir qui est intéressé par le son, qui par l’image, qui souhaite être script, qui est à l’aise sur l’ordinateur, qui veut être photographe de plateau….. Chaque élève a donc eu un rôle bien précis. Il ne faut pas oublier que c’est une classe d’adolescents et qu’à leur âge, ça bouge, il faut les canaliser, c’est énormément de travail. Jocelyne a découvert à ce moment le métier d’enseignante à travers cette expérience. Elle a donc dû leur apprendre à faire un plan de tournage, puis on a réquisitionné toutes les cameras du lycée. On avait donc des moyens très rudimentaires et chacun est parti tourner ou il voulait et après on se retrouvait en classe pour visionner les rushes au fur et à mesure afin de corriger et voir ou l’on allait.
CINEALLIANCE : Il s’agissait de quelle classe ?
Pascal Truchet : C’était une classe de 24 élèves de seconde.
Cinealliance : Pourquoi avoir choisi Jocelyne Saab ?
Pascal truchet : Martine Thérouanne, la directrice du festival, était une collègue documentaliste dans le même lycée. Je lui ai demandé si elle pouvait me mettre en relation avec une réalisatrice. Quand je lui ai envoyé le mail, je ne savais pas qu’elle était à Delhi pour les 20 ans du Netpac (Network for the Promotion of Asian Cinema) où se trouvait également Jocelyne. Martine me répond immédiatement en me disant de contacter Jocelyne, mais en me précisant que c’est une femme très occupée que je ne pourrai pas voir souvent, mais qu’elle lui a montré mon mail et qu’elle a dit pourquoi pas ? Sur le coup, je n’ai pas très bien compris ce que j’allais pouvoir lui apprendre car la démarche était l’inverse pour nous. Mais c’est une femme qui apprend toujours, c’est certainement pour ça que c’est une grande réalisatrice, y compris des jeunes. Lors d’une projection cette semaine, quelqu’un lui a demandé ce que ça lui a apporté. Elle a répondu : « De tous les projets que j’ai fait, c’est certainement celui qui m’a apporté le plus de douceur et le plus de vérité. » C’est merveilleux d’entendre ça. Jocelyne qui a été pendant 15 ans reporter de guerre, qui a connu les bombes, dont la maison a été ravagée, qui a été menacée de mort par une journaliste à la sortie de Dunia et qui a bloqué la circulation d’un carrefour du Caire afin d’attirer l’attention sur elle, c’est quelqu’un dont la vie est un combat. Au contact de ces adolescents qui ne sont plus des enfants et pas encore des adultes, qui sont dans une place qu’ils ne trouvent pas facilement car ils ne savent pas ce qu’ils vont devenir, rencontrer une femme avec un tel tempérament et un tel engagement, c’est quelque chose d’important pour eux. Au-delà du WIP, il y a toute une histoire derrière qui est très belle.
CINEALLIANCE : Il y a donc eu un enrichissement de la vie pour chacun d’eux ?
Pascal Truchet : Oui. Quelqu’un leur a demandé après la projection s’ils allaient rester ouvert au monde. Je me suis permis de prendre la parole parce qu’on ne peut pas leur demander ça, car personne ne peut rester ouvert au monde. On a tous notre culture, notre vie, notre travail, nos soucis, et c’est de la part de chacun un effort à réaliser pour rester ouvert au monde. Et c’est justement la force de ce festival que de nous proposer sur un plateau une grande partie du monde et la possibilité de voyager sur nos fauteuils de cinéma.
CINEALLIANCE : Quel enseignement en tirez-vous, toi et tes élèves ?
Pascal Truchet : A titre personnel, je dis souvent que je suis parti de zéro comme mes élèves. C’est-à-dire que je ne connaissais pas toute l’œuvre de Jocelyne. J’enseigne la littérature française, je n’enseigne pas le cinéma. J’ai donc appris énormément de choses sur le milieu du cinéma. C’est un intérêt premier. Je dis souvent aussi que Jocelyne à « réinventé » mon métier. Faire un projet, c’est prendre un risque et tous les grands projets demandent un grand risque. Il ne faut pas avoir peur de le prendre, ni de l’inconnu. Parce que être dans l’inconnu, c’est aussi découvrir des choses, être un enfant qui voit les choses pour la première fois. J’ai presque envie de dire que j’ai cet « avantage » par rapport aux professionnels du cinéma d’avoir un regard assez naïf et donc je reçois en pleine face un paquet d’émotions quotidiennement. Apres, cela demande un énorme travail que j’ai suivi du début jusqu’à la fin. Et même encore maintenant, il faut qu’on fasse une bande annonce, le travail ne s’arrête jamais. Et en tant qu’enseignant, cela m’a permis d’avoir avec ma classe un rapport inédit. Avec cette classe, nous avons vécu tellement de choses fortes et intenses, que fatalement il y a eu une proximité qui s’est créée. Pendant le film, un élève me dit « Salut Pascal », ce qui a beaucoup surpris. En fait, à l’origine, il y en a un qui avait dit ça un peu pour « craner », et je lui ai expliqué que ce n’était pas une insulte, c’était mon prénom et qu’à condition qu’il ne me manque pas de respect, ça ne me posait aucun problèmes. Le respect, contrairement à ce que l’on peut entendre, ce n’est pas m’appeler Monsieur Truchet, mais m’appeler Pascal avec un peu d’amitié dans la voix.
Du point de vue des élèves, ils ont évidemment appris à situer des pays, ils ont appris l’histoire de pays aux racines complexes, le Liban notamment de par les origines libano-française de Jocelyne. Ils ont travaillé en cours d’histoire par rapport à cela également. Il y a aussi tout ce qui relève de la personne même de Jocelyne Saab. Il y a aussi un troisième aspect qui est l’écriture, parce que mon projet à l’origine, c’était d’écrire un livre avec eux sur Jocelyne. Peut-être que ce livre verra le jour prochainement car les textes sont là, mais il y a encore énormément de travail à faire. Une collègue d’histoire a vu le film ce matin et elle m’a dit qu’elle ne savait pas qui avait participé au projet avant de le voir. Elle a certains de ces élèves en première, et elle s’est rendu compte que ce sont ceux-là qui écrivent le mieux aujourd’hui. Cela prouve qu’au-delà du cinéma, ils ont aussi appris dans le cours de français. Ils ont appris beaucoup d’autres choses : a être moins égoïste, à donner, la générosité, …
CINEALLIANCE : Comment a été accueilli le projet quand tu l’as présenté à ta hiérarchie ?
Pascal Truchet : J’ai été extrêmement soutenu parce que ça pose beaucoup de contraintes comme par exemple libérer les élèves de certains cours deux fois trois jours, ce qui demande de l’aide de la part de mes collègues. Je n’ai eu aucuns problèmes là-dessus. Dans le monde de l’enseignement, ce sont les enseignants qui mènent leur barque et qui gèrent leurs projets. Le rectorat n’est pas du tout consulté, juste le chef d’établissement. En revanche, il est en train de préparer un article sur le projet qui sera sur leur site très prochainement.
CINEALLIANCE : Qui a choisi les séquences des films de Jocelyne que l’on voit dans le WIP ?
Pascal Truchet : Une fois que l’on a tourné, Jocelyne nous a dit qu’il fallait que l’on ait un monteur professionnel. C’était la fin de l’année (scolaire) et je ne voyais plus les élèves, il était donc impossible de leur faire monter le film. Le montage est un art à lui tout seul, et pour travailler sur le montage, il aurait fallu que je les aie deux ans. Pour pouvoir aboutir à quelque chose, Jocelyne à demander à Evan, un des élèves, de faire un pré-montage. Et ce jeune y a passé un mois de ses grandes vacances ! C’est aussi intéressant de voir que malgré le soleil, un jeune peut donner un mois de son temps de vacances pour proposer un pré-montage. Je me suis occupé de la transcription de tous les dialogues. Jocelyne a ensuite demandé à Catherine Poitevin, formée par Louis Malle, si elle accepterait de faire le montage final du texte. Elle n’avait pas vu la médiocrité de certains rushes, mais elle a tout de même accepté de participer à l’aventure. C’est donc elle qui a choisi de construire le WIP sur une alternance entre l’œuvre de Jocelyne et le travail en classe. Et c’est elle aussi qui a choisi les passages. C’est elle aussi qui a choisi de les projeter dans une qualité minime pour éviter le « décrochage » entre l’œuvre professionnelle et l’œuvre tournée avec les moyens du bord des élèves. Les passages qu’elle a choisis sont à mon avis excellents car ce sont des moments clefs de la carrière de Jocelyne. La destruction de sa maison à Beyrouth, les enfants de la guerre, Dunia, la dame de Saigon,…. Ce sont les passages qui ont marqué le plus les élèves. Il y a aussi une interview du colonel Kadhafi.
CINEALLIANCE : Le film est vraiment le choc de deux univers. Tes élèves ont-ils eu une prise de conscience de ce qui se passe là-bas, et pas si loin de chez nous ? Comment perçoivent-ils le monde en dehors de la France maintenant ?
Pascal Truchet : Ils n’en avaient pas conscience du tout. Ils ne savaient même pas situer ces pays sur une carte. C’est la réalité du monde dans lequel on vit, avec une ignorance qui est assez importante. On part donc de zéro. Ensuite, ils ont été profondément marqués par la violence de cette réalité-là. Je pense notamment aux enfants de la guerre où ils ont vu ces jeunes jouer à la guerre, mimer la guerre sur la plage de Beyrouth, mais avec un tel réalisme, une telle précision dans leurs gestes. Ils font semblant d’égorger l’autre, mais le geste, ils l’ont vu…C’est d’un réalisme absolu. Je repense à un élève qui était très joyeux en début d’année et qui s’est renfermé sur lui-même en découvrant ces atrocités. Ils ont tous écris sur les films après les avoir vu. Et dans ces textes, on perçoit leur rapport au monde. Ils réagissent à cette violence. Ils disent qu’enfants, ils jouent à la poupée, au foot, à la guerre, mais dans l’ignorance et l’innocence absolues. Pour les enfants de la guerre, ils jouent mais c’est leur vie… L’un d’eux a dit pendant le film : « Ca nous ouvre les yeux, ça remet en question notre petit égoïsme d’européen ». Voilà, je crois que ça répond à la question…
CINEALLIANCE : Tu as dit que tu ne refaisais jamais deux fois le même projet. Est-ce que ça ne t’intéresserait pas de retenter l’expérience ?
Pascal Truchet : Vraiment, je ne peux pas répondre à cette question, parce que pour que je me lance dans un autre projet, il faut que celui-ci soit terminé. Mais il n’est pas terminé du tout. J’ai rencontré Catherine pour la première fois sur le festival, elle veut porter son film le plus loin possible, le faire connaitre le plus possible. L’histoire va donc peut être continuer, l’histoire du livre aussi. Jusqu’à présent, j’autoéditais des livres. J’en ai réalisé une dizaine, certains écris par moi, d’autres par des élèves, un autre à même été écris par le personnel du lycée (échographie du mammouth). J’étais donc dans la sphère littéraire et si j’ai créé ce projet, c’est justement pour aller vers autre chose ! Découvrir autre chose. Je pense que je reconduirai des projets en rapport avec le cinéma, mais je ferai absolument tout pour que ce nouveau projet soit vraiment diffèrent de celui-ci. Pas totalement différent, par exemple, ce que j’aimerais, c’est travailler avec les élèves sur un pays, plutôt que sur une réalisatrice. Ce serait quelque chose de très intéressant. J’avais l’idée également de créer un partenariat avec un autre lycée, dans un autre pays. Avoir des échanges cinématographiques au cours d’une année entre deux classes. Ça pourrait se faire également. Tout est possible ! Oui, il y aura forcément d’autres projets, parce que sans projet, on meurt. Le projet, c’est notre carburant. Il faut, je crois, être un peu dans la marge pour pouvoir atteindre quelque chose de vrai et de sincère. On ne peut pas se contenter du programme. Il doit être fait, je le fais, même si c’est compliqué. L’année dernière, j’ai consacré deux heures par semaine au programme et deux autres à notre projet. Il a donc fallu que je sois très efficace. Mais mes collègues me disent que mes élèves s’en sortent très bien cette année, donc ça me rassure…Je pense que je continuerai, mais je ne peux pas être plus précis pour l’instant car je vis encore dans ce WIP.
CINEALLIANCE : et justement quel est l’avenir du WIP ? D’autres festivals ? D’autres sorties prévues ?
Pascal Truchet : Je pense que le documentaire sera proposé à d’autres festivals. Catherine et Jocelyne connaissent beaucoup de gens et elles savent quels festivals pourraient éventuellement être intéressés par ce type de projet. L’avenir nous dira s’il sera accepté ou pas… Il n’y aura pas pour l’instant de diffusion sur le web, sinon, on ne peut plus participer à des festivals. En revanche, on va travailler sur une bande annonce ou un extrait que l’on mettrait sur le web pour donner un aperçu. On n’a pas encore eu le temps de monter ça, mais on est en train d’en parler effectivement et il y aura une bande annonce et on le proposera à d’autres pays. Evidemment, mon envie, c’est qu’il soit diffusé au Liban. Ce serait tellement beau. On voit au début les élèves dans la cour avec l’une qui joue de la guitare et les autres qui dessinent avec leur corps le mot LIBAN. Ce n’est pas une idée de Jocelyne, c’est une idée des élèves et c’est une sorte de message envoyé au Liban en leur disant « nous, jeunes français, on a étudié votre pays, on l’a aimé pendant un an, et on vous envoie un message. » Si jamais ce WIP est diffusé à des jeunes libanais, alors là je peux dire que je serai très très heureux.
Interview réalisée lors de la 18eme édition du FICA par Boris « Backa » Bonnetin et Yanick « Wolverine » Ruf. Photos Boris Bonnetin.