Interview du réalisateur Carlos Chahine pour le film La nuit du verre d’eau pendant les 25 èmes Rencontres du cinéma de Gérardmer.
Les questions
La nuit du verre d’eau semble faire écho à la situation actuelle du Liban. Pourriez-vous nous en parler ?
Carlos Chahine : En effet, ce film a été tourné à l’été 2021, lorsque le Liban traversait une période très difficile. Et malheureusement, cette situation perdure. Le film se déroule à l’aube de l’existence du pays, alors qu’il est en train d’agoniser. C’est une représentation personnelle de ma terre natale et de son histoire tumultueuse.
J’ai voulu montrer le Liban que j’ai connu dans mon enfance, un pays jeune qui avait déjà tous les ingrédients de l’implosion que nous voyons aujourd’hui.
La culture française et la langue française sont très présentes dans le film. Est-ce une représentation fidèle du Liban de cette époque ?
Carlos Chahine : Absolument. Dans les années 50, tous les Libanais parlaient français avec beaucoup d’aisance. La France a une histoire très lointaine avec le Liban. Et même aujourd’hui, beaucoup de Libanais parlent encore français, même si l’anglais devient plus dominant.
Le film met en évidence le statut des femmes et des hommes dans la société libanaise. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Carlos Chahine : Je voulais montrer une société très dure pour les femmes, où elles n’ont pas le droit de décider de leur destin. Cependant, il est important de noter que les hommes sont aussi victimes de cette société patriarcale. Ils sont contraints à assumer le rôle de décideurs et sont souvent très malheureux.
Parlez-nous du casting du film. Comment s’est passée la rencontre avec Nathalie Baye ?
Carlos Chahine : Nathalie Baye est une grande actrice qui représente le cinéma français. Elle a aimé le scénario et elle aime le Liban, donc elle a accepté de jouer un rôle secondaire dans mon film. Pour les autres actrices, j’ai fait un long casting pour les trouver. Elles sont toutes merveilleuses et forment une famille crédible à l’écran.
Comment avez-vous capturé les magnifiques paysages du Liban dans votre film ?
Carlos Chahine : Le Liban est un pays merveilleux, malgré ses difficultés. J’ai voulu montrer cette beauté à travers le film, à la fois par ses paysages et par les personnes qui y vivent
C’était une partie essentielle du film pour moi. Nous avons voyagé à travers le pays pour capturer les scènes et montrer la beauté du Liban sous tous ses aspects. Malgré la complexité logistique, je suis ravi du résultat.
Quelle est votre scène préférée dans le film et pourquoi ?
Carlos Chahine : Difficile de choisir une scène préférée, chaque scène a sa propre signification et apporte quelque chose à l’histoire. Mais s’il faut en choisir une, je dirais la scène du mariage. C’est une scène très symbolique qui met en contraste la joie de la célébration et le poids des traditions qui pèsent sur les personnages. C’est une scène qui, je pense, parle beaucoup du message que je voulais faire passer.
Pouvez-vous partager comment ces difficultés ont influencé le processus de réalisation ?
Carlos Chahine : Bien sûr, tourner au Liban était à la fois un défi et une expérience enrichissante. Par exemple, nous avons vécu une situation où, à cause du rationnement de l’essence, un homme local qui avait sympathisé avec notre équipe mettait de l’essence de côté pour nous. Tragiquement, un accident est survenu, ce qui a abouti à une explosion et à sa mort. Cette expérience douloureuse a rendu notre engagement dans le film encore plus fort.
Votre film se déroule dans un contexte chrétien, est-ce une représentation fidèle du Liban de l’époque ?
Carlos Chahine : Oui, le film reflète une époque où les chrétiens étaient majoritaires et possédaient des terres au Liban. Cependant, cela a beaucoup changé, les chrétiens sont maintenant une minorité dans le pays. Il est important de noter que ces changements historiques ont été simplifiés et parfois mythifiés, ce qui peut être trompeur.
Y a-t-il des aspects autobiographiques dans le film ?
Carlos Chahine : Le film contient effectivement des éléments autobiographiques. Par exemple, les personnages sont inspirés de gens que je connais personnellement. Mon grand-père était féodal, ma grand-mère s’appelait Eugénie, et le petit garçon s’appelle Charles, comme mon nom espagnol, Carlos.
Par exemple, mon histoire personnelle est tissée dans l’intrigue à travers des personnages comme la mère et le petit garçon, Charles. En fait, Charles est largement basé sur mon enfance et les défis auxquels j’ai été confronté à cette époque. Bien sûr, j’ai dû inventer certaines parties pour l’histoire, mais en fin de compte, le film est fortement ancré dans mes expériences vécues.
Vous utilisez une chanson de Dalida dans le film. Qu’est-ce qui vous a poussé à faire ce choix ?
Carlos Chahine : Dalida était très populaire au Liban en 1958, l’année où le film se déroule. La musique a toujours eu un rôle important dans la culture libanaise, et Dalida était une figure très appréciée. Sa chanson est utilisée dans le film pour symboliser la libération, surtout pour les femmes. Cette scène où les femmes chantent ensemble pendant l’absence des hommes symbolise leur résilience et leur force.
Malgré les défis du tournage, y a-t-il des aspects de la culture libanaise qui ont perduré ?
Carlos Chahine : Oui, malgré les défis socio-politiques, la culture libanaise reste très vivante et sensuelle. C’est une culture où les gens sont très chaleureux et affectueux. C’est cette sensualité, ce toucher, cette chaleur humaine qui, heureusement, perdurent.
Dans le film, nous voyons une certaine critique de la religion, par exemple avec le personnage de l’ermite. Pouvez-vous expliquer davantage votre approche de ce sujet ?
Carlos Chahine : Oui, c’est une observation intéressante. En fait, le personnage de l’ermite est utilisé pour représenter l’idée que la religion peut parfois être utilisée pour échapper à la réalité ou éviter de faire face à des problèmes. Ce n’est pas un message anti-religion, mais plutôt une critique de l’usage inapproprié de la religion.
Malgré toutes les difficultés que vous avez rencontrées lors du tournage, y a-t-il des aspects de la culture libanaise qui vous inspirent ?
Carlos Chahine : Oh oui, absolument. La culture libanaise est pleine de chaleur, d’affectivité et de sensualité. Malgré tous les défis que le pays a rencontrés, ces qualités persistent et continuent d’inspirer non seulement mon travail, mais aussi ma vie quotidienne. Je suis fier de mes racines libanaises et je suis heureux de pouvoir partager une partie de cette richesse culturelle à travers mon film.
Pouvez-vous nous expliquer l’importance des paysages dans votre film, notamment la vallée où se déroule l’action ?
Carlos Chahine : Oui, bien sûr. La vallée n’est pas choisie pour représenter tout le Liban, elle n’est qu’une facette du pays. Pour moi, elle représente une sorte de trou noir dont les personnages ne peuvent échapper, presque comme une incarnation du destin. C’est une vallée possédée par des esprits qui semblent manipuler la vie de ses habitants.
L’esthétique du film est très marquante. Pouvez-vous nous en dire plus sur vos choix artistiques, notamment en termes de couleurs ?
Carlos Chahine : J’ai opté pour une esthétique romanesque et travaillé sur les couleurs pour évoquer la sensation du Kodachrome des années passées, presque comme un roman photo. C’est un univers féminin que j’ai voulu créer et dans lequel j’espérais plonger les spectateurs.
Votre film aborde des thèmes politiques, comment avez-vous intégré ces éléments à votre récit ?
Carlos Chahine : Le politique est présent, mais de manière subtile. Il s’infiltre discrètement dans le récit, sans être trop frontal. C’est surtout à travers les dynamiques de pouvoir que le politique se manifeste.
La libération sexuelle de la femme est-elle un sujet que vous avez souhaité aborder dans votre film ?
Carlos Chahine : Il y a une scène de libération sexuelle dans le film, mais je ne suis pas sûr que ce soit le principal enjeu. C’est plutôt le moment où le personnage féminin choisit de prendre les choses en main, sans vraiment savoir ce qu’elle recherche. Ce n’est pas tant une histoire d’amour que de prise de contrôle de sa propre vie.
Votre film semble également aborder la question du patriarcat et de l’inégalité des genres. Pouvez-vous en dire plus à ce sujet ?
Carlos Chahine : En effet, le film explore la charge du patriarcat et comment il imprègne la société. Toutefois, il n’y a pas de personnages vraiment méchants, ils font tous ce qu’ils peuvent avec les cartes qu’ils ont en main. Le mari, par exemple, aime vraiment sa femme, il ne comprend simplement pas pourquoi elle veut le quitter.
Dans ce film, vous représentez des personnages féminins forts et indépendants, y compris une femme qui conduit, ce qui est inhabituel dans la vallée où se déroule l’histoire. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette décision ?
Carlos Chahine : Je voulais montrer une femme forte qui prend le contrôle de sa propre vie. La scène où elle conduit est symbolique, elle représente son désir de s’échapper de la vallée, de son mari et des attentes sociales. Elle est la seule femme de la vallée qui conduit, ce qui est un énorme contraste avec les autres femmes du village.
Votre film aborde également la question de l’homosexualité dans une société traditionnelle. Comment avez-vous approché ce sujet délicat ?
Carlos Chahine : C’est un sujet qui est traité avec discrétion dans le film. L’homosexualité est présente, mais elle n’est jamais explicitement dite. Le personnage homosexuel est un notable du village et un proche des puissants, ce qui lui confère une certaine protection. Cependant, même si son orientation sexuelle est un secret de polichinelle, il ne sera révélé que face à la femme qui, elle aussi, se trouve en situation de transgression.
Avez-vous le sentiment que votre film est pertinent pour l’époque actuelle ?
Carlos Chahine : Oui, je crois que mon film aborde des thèmes qui sont très actuels, comme la pression patriarcale, la quête d’indépendance et la question de l’identité. Cependant, je ne crois pas aux films frontaux qui abordent directement un sujet d’actualité. Je préfère suggérer, impliquer, plutôt que de montrer directement.
Pourriez-vous nous parler de votre lien avec le Liban et comment il a influencé votre travail ?
Carlos Chahine : Je vis en France depuis 1975, mais je retourne régulièrement au Liban pour le travail. J’ai une profonde connexion avec le pays, même si je n’ai plus de famille là-bas. La situation économique actuelle du Liban est catastrophique et cela influence certainement mon travail et ma perception du pays.
La fin du film suggère que la liberté a un prix, qu’en pensez-vous ?
Carlos Chahine : (SPOILER) C’est une question ouverte à l’interprétation. Dans la société décrite dans le film, une femme doit faire des sacrifices pour obtenir sa liberté. Le fait de partir, la liberté à ce prix-là, est-ce que ça s’appelle de la liberté ? Je ne sais pas.
En conclusion, quel message voulez-vous transmettre à travers ce film ?
Carlos Chahine : Je voudrais que ce film soit un miroir de la situation au Liban, et que les gens puissent comprendre à quel point la situation est difficile pour les habitants de ce pays. Mais j’aimerais aussi qu’ils voient la beauté et la résilience de ce pays et de ses habitants. Malgré tous les défis, il y a toujours de l’espoir et une volonté de s’en sortir.