Synopsis : Dans les années 1980, à Gotham City, Arthur Fleck, un comédien de stand-up raté est agressé alors qu’il ère dans les rues de la ville déguisé en clown. Méprisé de tous et bafoué, il bascule peu à peu dans la folie pour devenir le Joker, un dangereux tueur psychotique.
L’avis de Quentin :
Todd Phillips, réalisateur de Very Bad Trip et Starsky Et Hutch, continue à explorer l’humour et la comédie dans un tout autre registre. Il prend à contre-pied, près de vingt ans de carrière, pour déconstruire la notion de rire et apporter sa propre lecture d’un personnage emblématique de l’univers DC comics : Joker. L’œuvre revient sur l’humour au cinéma, avec une approche meta, l’utilisant comme outil discriminatoire, clé de compréhension d’une société malade en passe de sombrer dans l’anarchie totale.
Pour succéder à de nombreux acteurs formidables, ayant incarné le clown ces dernières, tels que Heath Ledger ou encore Jack Nicholson, le cinéaste américain se tourne vers Joaquin Phoenix. Bien qu’il puisse paraître difficile d’apporter une nouvelle analyse, approche mais également incarnation d’un personnage si emblématique, nous ne pouvons que rester sidéré face à une telle interprétation. Le film de Phillips, ne s’organise pas autour d’un affrontement entre les « forces du bien » et « forces du mal », mais bien plus comme un portrait, une performance sur la naissance du mal. On retrouve l’acteur principal métamorphosé. Il a perdu plus de vingt kilos pour les besoins du tournage. On se trouve face à un personnage bipartite qui dérange d’une part, avec un physique torturé, de l’autre, par un psychisme déviant, fruit d’une ville décadente. La caméra du cinéaste sait mettre ce visage, ce corps en évidence. La lumière se reflète sur sa peau, offrant les moindres détails, creux, formes. Cette enveloppe corporelle devient au fur et à mesure du développement de l’histoire, une clé de parole, d’expression. On se trouve à la fois terrifié et fasciné par cette démarche, ces pas, ce sourire ou bien ces danses. La gestuelle en perpétuelle évolution et approfondissement fait parler un personnage dans l’incapacité de définir son malaise.
Le film au lieu de se perdre sur les pistes risquées de l’origin story s’organise de manière bien plus ingénieuse en proposant l’analyse et la découverte d’un être, d’une existence, d’un quotidien. Il n’y a plus réellement de structure stable avec des péripéties ordonnées et apparentes. Le long-métrage met en lumière le parcours d’un homme sans attache au monde actuel et ses valeurs, sans cesse rejeté. La moindre de ses tentatives d’intégration virant toujours au cauchemar. De la sorte, cette proposition interroge quant à la difficulté de survie des êtres lorsqu’ils ne parviennent pas à entrer dans un modèle social établi.
On découvre pour toile de fond la ville de Gotham, en équilibre au dessus du chaos. On retrouve tous les endroits clés qui feront sourire les aficionados de la saga Batman que cela soit l’asile d’Arkham, l’hôpital ou bien encore ces grands boulevards baignant dans la crasse. La ville est ce personnage mutique qui fait s’activer sa population. Un parallèle est mené avec une invasion de rats qui relève un souci d’insalubrité, et les classes pauvres de plus en plus présentes en opposition aux riches, toujours plus fortunés. Les rats dégueulent de toutes parts des caniveaux, là où les immeubles recrachent les citoyens à la rue, territoire de soulèvement du pouvoir.
L’œuvre de Phillips, toute en finesse, rugosité et virtuosité, a un caractère fiévreux qui nous fait s’engouffrer dans un tourbillon d’ultraviolence où Joker passera du statut de victime à celui de leader. Une échappée radicale qui de par sa singularité saura se tailler une place remarquable.
Enfin, le film surprend par son rythme lent qui dénote avec la plupart des licences super-héroïques de ces dernières années. Joker occupe une place singulière dans ce paysage de plus en plus insipide. Il prend le temps de créer sa mythologie, les névroses et problématiques de ses personnages. La tension grandissante prend des proportions insoutenables jusqu’à l’explosion finale, laissant comme un vent de révolte souffler sur une population qui n’attendait qu’un petit signal pour vouloir faire tomber le un modèle social rongé.
Joker est la célébration d’un cinéma plein de vitalité, d’une virtuosité hypnotique. Il permet de montrer que l’adaptation de personnages de comics peut s’affranchir totalement de l’histoire originelle pour offrir une réinterprétation, un écrit d’invention formidable et plein de ressources que seul un film engagé peut révéler. On peut finalement dire au revoir à l’épopée vide et infinie des dernières années en matière de super-héros et se réjouir d’une adaptation réaliste et sans concessions. Une réinvention prodigieusement menée par un cinéaste, interprète du domaine humoristique, fascinant.