Giorgino
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Laurent Boutonnat / France / 1994 / 3h

« La douche froide de Mylène Farmer »

Le film le plus passionnant qui soit. C’est l’évidence-même pour un fan inconditionnel de l’univers de Boutonnat et Farmer comme moi, moins pour les spectateurs et la (toujours aussi discutable) critique française qui boudèrent avec mépris un grand film, j’ose le prétendre avec objectivité. Il faut l’admettre en préambule, « Giorgino » est moins une « réussite » au sens classique du terme qu’un « essai » artistique comme aucun autre. Tout d’abord il faut connaître sa Genèse, c’est à dire les 10 premières années de la carrière musicale de ses auteurs, avant tout épris de cinéma. Lui, a signé un premier film dès l’âge de 17 ans, « Ballade de la Féconductrice » (1979), qui réussit l’exploit d’être interdit aux moins de 18 ans et d’être projeté au Festival de Cannes! Elle, a reçu une formation de comédienne au Cours Florent (Vincent Lindon camarade de promotion) et avant de chanter est apparue dans « Le Dernier Combat » (1983), premier de Luc Besson. Elle s’y fait littéralement massacrer par un Jean Reno également débutant, sauf au maniement de l’épée, pourtant une décennie avant les visites temporelles du Comte de Montmirail! 

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Un an plus tard, Farmer et Boutonnat se rencontrent autour d’un projet musical en dilettante, mais un succès aussi phénoménal qu’inattendu est au rendez-vous, les propulsant au sommet du Top50! C’est alors que le compromis musical va consciencieusement être mis à contribution dans le développement de leur art désiré : le 7ème. Cela passe tout d’abord par la réalisation de clips mythiques, dignes de véritables films, les plus élaborés du genre avec ceux de Michael Jackson et précurseurs en France. Mais le spectre d’un très ambitieux long-métrage plane déjà, comme on peut le voir dans « Sans Contrefaçon » où le cirque s’appelle « Giorgino ». 

Et c’est 10 ans de travail et une grande partie de leur fortune qui sont investis dans ce véritable OFNI (Objet Filmé Non Identifié). Car ce qui frappe avant tout au premier visionnage c’est l’absence apparente de tout ce qui fait un film dans sa facture classique : genre, histoire, thématique… Mais quelle était l’envie derrière ce projet?! Il y en eu sûrement beaucoup. Et c’est en cela que le syncrétisme du film est unique. 

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Ainsi dans les grandes lignes, il épouse les archétypes du « conte gothique macabre », reprenant un certain nombre d’éléments du mélodrame de David Lean « La Fille de Ryan » (1970), sans aucun doute le film-fétiche de Boutonnat. C’est le monde rural qu’il se plaît à dépeindre, avec un réalisme proche de Servais, non sans une forme de cynisme-glauque qu’il ne manquera pas d’appliquer à tous les milieux représentés : armée, psychiatrie, bourgeoisie. Il y a indéniablement du grotesque dans son approche, grandement héritée de Polanski, dont il s’adjoint le concours de proches collaborateurs : le mythique décorateur Pierre Guffroy (oscarisé pour « Tess ») et le grand maquilleur Didier Lavergne (lui oscarisé pour avoir transformé en « Môme » Marion Cotillard). Couplé à cette direction artistique inspirée, il recrute un casting hétéroclite. Ainsi on retrouve dans les premiers rôles des acteurs débutants : Mylène Farmer bien entendu, mais aussi et surtout dans le rôle-titre Jeff Dahlgren, dont c’est la seule apparition au cinéma! En revanche, c’est le début de sa collaboration avec le duo, qui s’exprimera par la suite en sa qualité première de guitariste. Il est un ancien membre de « Wasted Youth », groupe punk californien inspirateur de Nirvana – ce qui fait sourire quand on lit que l’album « Anamorphosée » est accusé d’avoir imité la formation grunge (merci encore la critique françoise!). Dans les seconds rôles, on retrouve des comédiens britanniques confirmés : Joss Ackland (méchant de « L’Arme Fatale 2 ») et Frances Barber (vue chez Greenaway). Enfin sont cantonnés à des rôles mineurs de véritables légendes : Jean-Pierre Aumont, star française d’avant-guerre (vu chez Carné, Truffaut, Guitry) et Louise Fletcher, oscarisée pour son rôle culte de l’infirmière de « Vol au-dessus d’un Nid de Coucou ». A noter l’une des premières apparitions d’Albert Dupontel (ami du couple d’auteurs) qui marquera un tournant dans sa carrière. Ce dernier rencontre sur le tournage le coscénariste du film, Gilles Laurent, avec qui il écrira ses deux premiers longs (« Bernie » et « Le Créateur »). 

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Pour le reste de l’équipe technique, Boutonnat renouvelle sa confiance à des collaborateurs de longue date rencontrés sur les clips : Jean-Pierre Sauvaire à la photo, Agnès Mouchel au montage, Carine Sarfati aux costumes, Thierry Rogen au son et Vincent Canaple (avec qui j’ai eu le bonheur de travailler) en premier assistant. Du reste il s’occupe de (presque) tout : production, scénario, cadrage et composition de la musique! Un jusqu’au-boutisme artistique radical qui l’emmènera jusqu’aux majestueuses montagnes Tatras en Slovaquie où fût tourné le film par des températures glaciales (caméra gelant littéralement!), et dans les monumentaux studio Barrandov où il allât jusqu’à faire reconstituer une forêt! 
Si le film semble tout d’abord exprimer une forme de néant, il regorge en réalité d’une foule de détails, d’idées et de références qui suscitent une analyse profonde. Mélodrame à la Lean tendance « Docteur Juvago », néoromantisme à la Brontë, métaphore métaphysique entre Tarkowski et Kubrick, atmosphère impressionniste, plastique soviétique, dialogues entre Baudelaire et Clouzot…etc! 

Certes, à partir dans tant de directions, l’arrivée est délicate à appréhender. Mais l’envoûtement que suscite l’errance de ce médecin gazé (on est en 1918) à travers un monde en déliquescence est si singulier qu’il vaut le détour. L’univers teinté d’un fantastique indicible rend le ton du film très mystérieux, procurant des sensations inquiétantes qui vous hantent longuement. Comme un cauchemar dont on ne parviendrait à se réveiller… Boutonnat le premier! 

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L’échec retentissant du film l’affecta au point qu’il en interdit toute distribution pendant 13 ans! Pourtant, son influence est palpable (inconsciemment?) sur de nombreux films : l’atmosphère du « Pacte des Loups » de Gans, la thématique des « Autres » d’Amenábar, le visuel du « Vidocq » de Pitof et même la musique du « Seigneur des Anneaux »… 

C’est donc un film d’intérêt, et non le long clip vide raillé par certains, qui n’ont même pas noté à quel point le réalisateur s’est véritablement départi de ses premières œuvres clipesques. Car tout en en conservant certains aspects, comme le découpage foisonnant (inspiré d’Eisenstein) et les zooms fréquents, il laisse davantage de place à une contemplation minimaliste, rappelant une fois de plus le cinéma de l’Est, avec une notion de la temporalité qui pourrait presque évoquer Béla Tarr, les artifices d’efficacité en plus.

Bref, si tenté qu’on soit disposé à faire ce voyage (sans retour), on pourra goûter à une poésie nihiliste, funèbre, somptueuse et complexe.

« Giorgino » sera disponible en combo limité Blu-ray + DVD + DVD bonus + CD BOF chez POTEMKINE le 03 décembre prochain.

Article de Noé

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